jeudi 5 mai 2016

Sur les routes — II

Nous quittâmes la maison le jour fixé et nous atteignîmes dans la soirée Malaucène, au pied de la montagne, en direction du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd’hui, enfin, nous avons entrepris, non sans peine, l’ascension, aidés chacun d’un serviteur. La masse du mont, un amoncellement de rochers, est fortement escarpée et presque inaccessible ; mais le poète l’a bien dit, « labeur opiniâtre vient à bout de tout ». La longue journée, la température clémente, l’enthousiasme, la vigueur, l’agilité du corps, tout favorisait notre escalade ; seule faisait obstacle la nature du terrain. Dans une petite vallée, nous rencontrâmes un vieux berger qui tenta de mille manières de nous dissuader de monter, nous racontant que lui aussi, cinquante ans auparavant, poussé par la même ardeur juvénile, il avait fait l’ascension jusqu’au sommet, qu’il n’en avait rapporté que larmes et sueur, le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces, et qu’il n’avait jamais entendu dire que d’autres, avant ou après lui, eussent tenté pareille expédition. Mais, ainsi est la jeunesse, sourde à tout conseil, plus il criait pour nous mettre en garde, plus nous sentions croître notre désir de passer outre. Alors, quand le vieillard eut compris que ses efforts étaient vains, s’avançant un petit peu parmi les rochers, il nous montra du doigt un sentier abrupt, tout en réitérant ses avertissements, et il nous en prodiguait encore, que nous lui avions depuis longtemps tourné le dos. Ayant laissé près de lui les vêtements et les objets qui pouvaient gêner notre marche, nous nous apprêtons à monter seuls et nous avançons d’un bon pas. Mais comme il arrive souvent, à un effort violent succède une brusque fatigue, et nous voici contraints de faire halte sur une roche toute proche. Puis nous reprenons notre progression, mais plus lentement ; moi surtout, qui grimpais d’un pas plus lourd, tandis que mon frère, qui coupait en longeant la crête, s’élevait toujours plus. Moi, peinant, je descendais et, quand il m’appelait pour m’indiquer le chemin le plus direct, je lui répondais que j’espérais trouver un sentier plus facile de l’autre côté de la montagne et qu’il ne me déplaisait pas de faire une route plus longue, pourvu qu’elle fut plate. Je prétendais ainsi excuser ma paresse et, alors que mes compagnons étaient déjà au sommet, moi, j’errais par les vallées, sans distinguer nulle part de sentier plus amène ; la route, en réalité, montait, et l’inutile fatigue m’accablait. Las d’errer, je décidai de me diriger directement vers le haut, et quand, épuisé et haletant, j’eus réussi à rejoindre mon frère qu’une longue pause avait ragaillardi, nous fîmes un bout de chemin ensemble. Nous avions à peine quitté ce col que moi, oublieux de mes précédentes errances, je me sens à nouveau tiré vers le bas et, tandis que je traverse à nouveau la vallée à la recherche d’un sentier plat, je me précipite dans de graves difficultés. Je voulais différer la fatigue de la montée, mais la nature ne cède pas à la volonté humaine, et il est impossible pour un corps de gagner les hauteurs en descendant. Bref, en peu de temps, sous les rires de mon frère et dans mon abattement, cela m’arriva trois fois ou plus. Découragé, je m’asseyais souvent dans quelque creux et là, passant rapidement des choses du corps à celles de l’esprit, je me faisais ce genre de réflexions : « Ce que tu as tant de fois tenté aujourd’hui en escaladant cette montagne se répétera pour toi et pour tant d’autres qui veulent toucher à la béatitude ; si les hommes ne s’en rendent pas compte aussi facilement, cela vient du fait que les mouvements du corps sont visibles, tandis que ceux de l’esprit sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons heureuse occupe les hauteurs et, comme dit le proverbe, “ étroite est la route qui y mène ”. Nombreux aussi sont les cols qu’il faut passer, de même nous devons avancer par degrés, de vertu en vertu ; sur la cime est la fin de toutes choses, le but vers lequel nous dirigeons nos pas. Tous veulent l’atteindre, mais comme dit Ovide, “vouloir est peu ; il faut, pour parvenir, désirer ”. Toi, bien sûr, si tu ne te trompes pas une fois de plus, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu’est-ce donc qui te retient ? Rien d’autre, évidemment que la route plus plate qui passe par les bas plaisirs terrestres et qui semble à première vue plus facile ; mais quand tu auras beaucoup erré, il te faudra monter vers la cime de la béatitude en peinant sous le poids d’une fatigue fâcheusement différée, ou bien tomber d’épuisement dans les vallées de tes péchés ; et si — je frémis à cette pensée — les ténèbres et l’ombre de la mort s’emparent de toi, tu devras vivre une nuit éternelle de perpétuelles tourments ». Je ne puis dire à quel point cette pensée me redonna courage et force pour le reste du chemin. Puissé-je accomplir avec mon âme ce voyage auquel jour et nuit j’aspire, comme je l’ai accompli après avoir surmonté les difficultés avec mon corps ! Et j’ignore si ce que l’âme peut réaliser en un clin d’œil et sans bouger quoi que ce soit, en laissant agir sa nature immortelle, est plus facile que ce que doit accomplir dans le temps un corps promis à la mort et qui croule sous le poids de ses membres.
 
Pétrarque — L’ascension du mont Ventoux — 1353
Traduit du latin par Denis Montebello.

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