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mercredi 4 février 2015

Histoire de bonniche — 2

Pourquoi cet acharnement sur Bécassine ? Si l’image de la domestique à la fois sotte et roublarde prête à rire, c’est également la représentation de cette domesticité détachée de son contexte qui pose un véritable problème. Comme je le signalais en préambule, la veille de la Grande Guerre est considérablement inégalitaire — et ne laisse pas de ressembler, cent ans après, à la nôtre — et comme on la vu, « l’ascenseur social » n’existe tout bonnement pas… Certes, Bécassine n’est qu’une histoire pour enfant, publié dans la Semaine de Suzette, dont le lectorat n’est pas vraiment populaire. Cela sous-tend alors que cette représentation populaire n’est pas destinée du tout à la population qu’elle est censée représenter. Ce constat est presque une tautologie, il ne se pose même pas à l’époque de ces publications tant la mentalité de la bourgeoisie ne comprend les interactions avec les classes inférieures que par l’intermédiaire de la domesticité et des métiers qui s’y rapportent et également au travers de « l’égout séminal » de la prostitution. Prostitution opportuniste qui peut franchir parfois le seuil de l’office avec les bouquetières, par exemple, mais également dans l’asservissement sexuel de la domesticité, même si, dans ce cas, elle a une large part fantasmatique. Alain Corbin, dans Les Filles de Noce, modère beaucoup cette imagerie. Certes, Bécassine n’est pas un modèle sexuel, elle représente plutôt un idéal de chasteté et de bienséance — aseptisée, également — auprès des petites lectrices de la revue. La réalité est tout de même différente :
« Une autre époque a déjà subi pareille fascination : la fin du siècle dernier. Jamais on n’a tant parlé du service domestique et du ménage qu’au temps de l’Affaire Dreyfus. Omniprésente dans la littérature que Jean Borie qualifiait naguère de célibataire, la bonne entre dans les austères revues de droit civil, devient sujet dramatique ; le discours psychanalytique lui-même est truffé de références aux femmes domestiques.
Cependant, celles qui font tant parler sont alors condamnées au mutisme le plus total : leur identité perdue, elles se fondent dans les familles qui les emploient et auxquelles elles sont attachées par un lien que Pierre Guiral et Guy Thuillier (La Vie quotidienne des domestiques en France au XIXe siècle, 1978) qualifient de quasi féodal. De toute manière, elles n’auraient pas le temps de se raconter ; ce temps désormais de plus en plus strictement contrôlé à l’aube du taylorisme domestique.
Si le discours bourgeois s’y réfère inlassablement, c’est d’abord parce que la servante rassure ; elle symbolise la permanence de l’ordre social. Sentinelles vigilantes qui défendent le foyer contre la menace extérieure, la bonne et le larbin se trouvent ainsi promus gardiens d’un code qu’ils ont parfaitement assimilé et qu’ils sauront, au besoin, rappeler au maître désinvolte. Vestale bougonne, la « servante-pelican » a pour mission de transmettre ; elle assure le lien entre les générations. Celle qui a fermé les yeux du père manifeste par sa seule présence le maintien des valeurs qui ont assuré la grandeur et la prospérité de la famille.
L’existence de la bonne atteste de la hiérarchie sociale ; l’humilier, c’est affirmer et légitimer tout à la fois le pouvoir petit-bourgeois ; se reposer sur elle, user d’un subtil paternalisme, c’est aussi désamorcer la menace prolétarienne. La servante dévouée est le résultat d’une métamorphose ; elle incarne le peuple dressé, domestiqué par le contact quotidien des maîtres. Il est rassurant de lire Bécassine par-dessus l’épaule des enfants.
Là ne se borne pas l’explication de cette fascination insolite. On ne fait qu’entrevoir aujourd’hui le rôle immense dans la formation des jeunes bourgeois. Substitut partiel de la mère lointaine et mystérieuse, la domestique rompt la belle harmonie du triangle œdipien ; elle transmet à l’enfant une confuse culture somatique, référence conflictuelle qui ne cessera de le hanter. C’est une nourrice morvandelle qui lui a prodigué les premiers soins ; c’est une servante qui soignera sa rougeole ou sa coqueluche, guidera ses jeux au jardin public ; « Du trou de serrure de la salle de bain aux amours cachés et illégales de la bonne, une image sexuée de la femme lui est présentée. »
(Alain Corbin : L’archéologie de la ménagère et les fantasmes bourgeois, in Critique, juin-juillet 1980, repris dans Le temps, le désir et l’horreur, 1991)

Si la domesticité est omniprésente dans le roman bourgeois du XIXe, elle se présente parfois sous des jours moins avenants que la représentation courante du dévouement (dont on retrouve maints exemples dans les romans de Verne, par exemple). Ainsi la menace permanente de la « réappropriation individuelle » par la domesticité règne en permanence dans les mentalités. Le vol vient s’ajouter à la cohorte de fléaux qui pèsent sur le foyer, paramètre primordial  pour la gestion de l’économie domestique par la maîtresse de maison. Si, par ailleurs, Bécassine est la version asexuée de la bonniche destinées aux petites filles des milieux aisés, les lecteurs plus mûrs se souviendront plus assurément  du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau sur lequel il est inutile de faire un résumé, je pense… Le danger représenté par la domesticité a beau est subreptice, il est néanmoins omniprésent, c’est le marchepied des classes dangereuses, illustré par la soubrette faillie à sa sensualité, ainsi dans la représentation littéraire :
« Tandis que Marthe s’efface, la chair pulpeuse de Marie-Madeleine se fait obsédante. La servante s’incarne ; son corps capte le désir masculin. La jeunesse de ses formes sous son tablier accessible engendre le fétichisme. Reléguée dans une chambre de bonne, elle y a gagné en liberté. Dès lors, le sixième étage devient le lieu géométrique des fantasmes du mâle de la bourgeoisie. Espace de voyeurisme et de séduction mais aussi de promiscuité et de crime où s’élabore une confuse sociabilité prolétarienne, il propose l’image effrayante et délicieuse de l’insécurité du sommeil féminin. La tentation ancillaire est devenue l’un des thèmes majeurs du roman ; elle reflète tout à la fois l’obsession du ménage chez le célibataire petit-bourgeois et le désir d’ »amour vénal à domicile qui tenaille l’époux blasé ou l’adolescent boutonneux.
Dans ce long discours masculin, domesticité et prostitution se mêlent inextricablement ; les enquêtes quantitatives ne montrent-elles pas que le personnel de service est un des plus riches viviers de l’amour vénal et que nombreuses sont alors les servantes qui pratiquent une prostitution intermittente ? Une telle marée discursive a-t-elle pu se faire productrice de comportements ?
Question qui nous renvoie au vécu quotidien de la servante et de la prostituée. A l’évidence, les similitudes sont nombreuses. La conscience de ne pas exercer un véritable métier engendre, chez l’une et l’autre, la honte d’avouer sa condition et le désir de s’en évader. Victimes d’un mépris commun — la plupart des congrégations leurs sont fermées au XIXe siècle —, enkystées dans l’espace bourgeois, domestiques et filles publiques ne peuvent alors se définir, élaborer les formes de protestation sans que celles-ci apparaissent insolites, voire dérisoires. Il est révélateur que les surréalistes se soient tant intéressés aux bonnes. Si le législateur du XIXe siècle s’est toujours refusé à traiter de la prostitution comme de la domesticité, c’est guidé par la conviction que, dans les deux cas, une évolution des attitudes impliquait un bouleversement radical de l’ordre social et moral. »
(Alain Corbin : Ibid.)

Que deviendrait donc Bécassine si son aspect physique et mental n’était proche de la néoténie, c’est-à-dire sans les caractères liés à l’enfance ? Perdant cette innocence « originelle », elle rejoindrait immédiatement l’univers menaçant des classes dangereuses, la moindre sottise devenant une menace pour la progéniture dont elle a la garde. Renvoyée du foyer de Mme de Grand-Air, il est fort probable que l’imaginaire l’enverrait immédiatement à la rue, voir à une maison d’abattage, à essorer le permissionnaire… La réalité est plus nuancée, certes. Mais il faut garder à l’esprit ce caractère juvénile, infantilisant, utilisé par la suite envers les autres représentants de l’immigration, tel le nègre grand enfant, le tirailleur Banania que Bécassine ne peut éviter de rencontrer (« Bécassine — Banania, destins croisés », 2 siècles de stéréotypes. Le Havre, octobre 1996). Cette représentation infantilisante se perpétue au-delà du stéréotype de la bonne bretonne, comme par exemple lors des « Trente Glorieuses » où, le tourisme sortant des frontières, on va chercher sa bonniche espagnole ou portugaise comme on le faisait en Bretagne au siècle précédant. Cet exotisme se retrouve dans l’espèce de nostalgie réactionnaire exprimée par Les femmes du 6e étage de Klapisch, dont on ne peut évidemment pas exiger une réflexion aboutie sur la question de la domesticité…

(A suivre...)




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