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samedi 20 janvier 2024

Paf, dans ma bibliothèque !

Quelle mouche m’a donc piqué pour que je m’empare de ces trois titres de Jacques Perret dans leur livrée de bibliothèque ? Sans doute celle qui ouvre le recueil des Histoires sous le vent, jeu de société qui m’a amusé lorsque je le découvris en même temps que les œuvres dudit. La mouche fut reprise dans un film avec Fernandel. Ne m'en demandez pas le titre. J’ai cédé à l’envie de toucher ces volumes qui fleurent encore l’habillage ancien avec ses renforts de cartonnage, la toile, les deux plats et le dos contrecollés sur celle-ci. Les références dactylographiées figurent sur deux d’entre eux, au verso de l’achevé d’imprimer. Les trois livres ont reçu également le tamponnage erratique au fil des pages, sur les gardes et le titre. On les a rognés. Ce sont des météores échappés du début des années 1960, à en juger leur date d’impression, souillés de la marque infamante de la modernité : le code-barre sur le premier plat. Cet ajout tardif sous une rustine transparente pourra être retiré sans dommage. Mais alors quel intérêt présentent ces artefacts venus du lointain des pratiques bibliothécaires, du temps où les métiers du livre ne se figeaient pas devant les écrans ? Eh bien, si je possède deux de ses titres, je trouve agréable de les relire dans un tel format, que l’on qualifierait d’in-12, sous réserve de vérifications (et j’ai la flemme de le faire en examinant les signatures et de me livrer à des calculs et parce que j’ai perdu la main, il faut bien le dire). Malgré le papier un peu jauni, la typo reste nette, et le format ne fatiguera pas le poignet, contrairement aux compilations boursouflées auquelles d’ailleurs Jacques Perret échappe, privilège de passer sous les radars de la mode… Ce coup de Lune, à prélever ces livres « sortis des collections », se paye déjà. Ils encombrent des rayonnages apoplectiques et choquent mon esprit de très modeste bibliophile. Mettons cela, alors, sur le compte d’un hommage aux bibliothèques et à l’amorce d’une songerie au sujet des précédents lecteurs de ces livres-là.
Ah oui, au fait : Jacques Perret, c’est drôle et bien écrit.
Merci de votre attention.

Jacques Perret : L'oiseau rare — Gallimard (1959) | Les biffins de Gonesse — Gallimard (1961) | Histoires sous le vent — Gallimard (1961)

samedi 4 septembre 2021

Une bibliothèque populaire

  M. Torndike, qui tenait une bibliothèque populaire dans Staple Inn, regardait pour la mille et unième fois les étranges maisons à façade de bois qui faisaient face à son officine.
  Il n’y avait personne, autour des tables de bois noir surchargées de livres, à qui il eût pu, pour la énième fois, répéter qu’il prisait le style Tudor de ces bâtisses et qu’elles étaient les seules ayant survécu aux incendies et aux tourments de la City, depuis le XVe siècle.
  Personne…
  Ce n’était pas une vérité absolue, mais l’unique client qui feuilletait d’un doigt nonchalant les tomes gras et luisants ne comptait guère pour le bouquiniste.
  Le docteur Baxter Brown était un simple médecin de quartier habitant Churchstreet, où il occupait deux chambres dans une des hautes et blêmes maisons bordant Clissold Park, ne disposant ni de bibliothèque ni de laboratoire et recevant sa maigre clientèle dans un misérable salon aux fauteuils de crin noir. Deux fois par semaine, il entreprenait, à travers la métropole, un long et triste voyage qui l’amenait à Holborn, dans l’établissement poussiéreux de M. Torndike où il passait une ou deux heures avant d’emporter un livre de location à six pence.
  Il bruinait, ce jour-là, et à sa table de lecture se trouvait dans le coin le plus sombre de la bibliothèque populaire. Mais M. Torndike ne songeait pas à allumer les une des lampes à abat-jour vert pour un aussi pauvre client.
  Baxter-Brown faisait bruisser les épaisses feuilles d’une Histoire d’Angleterre qu’il ne lisait pas mais, d’une main prudente, il glissait sous le volume un mince opuscule, tavelé de rouille et mordu par le taret des livres.
  À ce moment, Miss Bowes entra et M. Torndike s’inclina fort bas. Non seulement elle prenait en location des livres coûteux et rares, mais encore, elle aimait faire un bout de causette qui permettait toujours au bibliothécaire de faire valoir ses connaissances historiques.
  — Nous parlions de Wren, la dernière fois que j’eus l’honneur et le plaisir de vous voir dans ma modeste maison, Miss Bowes, et, à propos de Guildhall, qu’il rebâtit après l’incendie de 1666…
  Baxter-Brown se leva ; il avait fait glisser le mince cahier dans la poche de son pardessus et tenait à la main un quelconque roman de récente édition.
  — Merci, Monsieur, au revoir, Monsieur, dit sèchement le bouquiniste en prenant du bout des doigts la pièce de monnaie que lui tendait le médecin.
  La silhouette trapue du docteur se fondait dans la bruine d’Holborn.
  — On ne mangerait pas du mouton tous les jours avec une pratique du genre, grommela M. Torndike en le voyant disparaître.
  Puis, retrouvant son sourire, il reprit sa conférence au profit de sa bonne cliente.
  — Il faut pourtant reconnaître que les tours ajoutées par Wren à l’Abbaye de Westminster ne sont gère en harmonie avec la majesté…
[…]

Jean Ray : Le miroir noir (1943)

dimanche 7 avril 2019

Idylle dans une bibliothèque

Mon père semblait vouloir profiter du répit que lui laissait sa maladie pour achever les aménagements entrepris à Broglie. Les deux bibliothèques nouvelles étaient terminées. Il s’agissait de ranger les livres venus de Paris dont les caisses s’entassaient depuis la mort de mon grand-père en 1901 dans les écuries. Mais le classement de ces volumes que l’on voulait intégrer dans la bibliothèque principale posait des problèmes que seul un spécialiste pouvait résoudre. Mon père s’adressa au baron de Barante. La famille de Barante avait été très liée avec Mme de Staël et le château de Barante contenait une bibliothèque presque aussi considérable que celle de Broglie. Elle avait été reclassée récemment. Le baron de Barante recommanda sans hésiter un bibliothécaire émérite que mon père engagea aussitôt pour la saison. M. Marie-Louis P. était un Belge originaire de Liège, connu pour ses travaux sur les incunables. On s’attendait à un vieil érudit et on fut surpris de voir arriver un grand jeune homme bien tourné avec de beaux yeux et une superbe moustache. Il parlait beaucoup, sa verve était intarissable et son savoir immense. Il avait tout lu, tout étudié. Dès le premier jour, je fus médusée. Je passais des heures avec lui au milieu des livres amoncelés par terre en tas sur le plancher. Il fallait réunir les tomes, les chercher un à un, classer d’après l’auteur ou la matière, décider de la place la plus logique pour chaque ouvrage. Perché sur la grande échelle, Maris-Louis P. prenait le livre que le lui tendais, en lisait quelques lignes avec des remarques pertinentes puis casait le volume sur un rayon, classant et reclassant sans cesse. Je prenais un intérêt prodigieux à ce travail géant qui semblait devoir être sans fin. J’en oubliais les jeux, les promenades, les lectures chez ma grand-mère, les lettres à mon amie de cœur. Il fallait me forcer à faire quelques tours de parc en bicyclette ou même aller à Trouville voir la mer que j’aimais tant. Plus rien n’existait pour moi en dehors de cet univers de quarante-cinq mille volumes dominé par un séduisant bibliothécaire. Cela dura environ deux mois. Le jeu était dangereux, mes parents ne s’apercevaient de rien. Vers le 15 août mon frère Maurice et ma sœur me proposèrent d’aller passer quelques jours à Dieppe. […] une dépêche alarmante nous rappela à Broglie. C’était le 20 août : l’état de mon père s’était brusquement aggravé. Il fallait revenir en toute hâte pour trouver une situation presque désespérée. Des crises de suffocation se renouvelaient malgré la présence de deux médecins. J’appris dès l’arrivée que devant l’inquiétude croissante Marie-Louis P. avait cru discret de se retirer, laissant son immense classement inachevé. La bibliothèque était vide, les derniers livres rangés en hâte sur les planches du bas. L’espèce de chagrin que je ressentis en apprenant la nouvelle me fit mesurer avec effroi l’emprise que le jeune homme avait exercée sur moi. L’émotion fut augmentée par l’arrivée d’une lettre qui me parvint par miracle. Elle était correctement adressée à « Mlle de Broglie, aux bons soins de la duchesse de Broglie ». Un domestique me l’apporta sur un plat d’argent sans qu’elle ait été ouverte. Ma mère, hélas, avait d’autres soucis. En quelques lignes sobres, Marie-Louis P. m’exprimait sa reconnaissance pour l’aide que je lui avais apportée et son regret d’avoir quitté Broglie sans pouvoir me dire adieu, mais il ajoutait cette phrase romantique et pour moi bouleversante : « Bien qu’un abîme social nous sépare, croyez, Mademoiselle que je ne vous oublierai jamais ». Cette déclaration voilée me produisit un choc affreux. C’était la première fois que de pareilles paroles m’étaient adressées. J’avais lu de mauvais et de bons romans, je n’ignorais pas les plus belles pages de Jean-Jacques Rousseau, mais jamais ne ne m’étais vue dans le rôle de la Nouvelle Héloïse. Puis voilà que me revenaient des souvenirs. N’avait-il pas un soir appuyé sa main sur mon épaule sous prétexte de me remettre mon écharpe ? Une autre fois en lui tendant un livre, ses lèvres n’avaient-elles pas effleuré mes doigts ? Comment était-il possible que je n’avais rien vu, rien remarqué. Je brûlai la lettre dans ma petite chambre mansardée près de la grosse tour et je pleurai toute la nuit sur ce bonheur impossible avec l’attristante pensée qu’en raison de « l’abîme social » l’amour me serait toujours interdit. Marie-Louis P. était-il réellement parti à cause de l’état de mon père, ou bien ma vieille nurse anglaise qui passait ses vacances dans le château était-elle intervenue pour quelque chose dans ce départ brusqué ? Je l’ai toujours soupçonné et je pense aujourd’hui que si cela est vrai, c’est le plus grand service qu’elle m’ait jamais rendu.

Comtesse de Pange : Comment j'ai vu 1900
Tome II : Confidences d'une jeunes fille

jeudi 4 avril 2019

La bibliothèque du docteur

Hugot
Les consultations de l'excellent docteur Oehlenshläger
« Le docteur boit du rouge »
in : Charlie mensuel n° 86, mars 1976

samedi 18 novembre 2017

Lectures exaltantes

« Ils lurent d'abord Walter Scott.
Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.
Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, gardes-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés, entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y passa.
Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée ; — et en face l'un de l'autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte, et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe Bouvard avait des conserves bleues, Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée sur le front.
Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses matérielles.
Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des boeufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements — et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L'amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire.
Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni d'Arlincourt.
La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante — et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe "une longue pipe arabe" au milieu du XVe siècle.
Pécuchet consultait la biographie universelle — et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science.
L'auteur, dans Les Deux Diane se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir Le Page du Duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans une église, épisode qui agrémente La Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy. Et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Et Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines, le miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas.
Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non Hameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée.
Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque complet de profondeur.
En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.
Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait lui- même changé.
Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare !
Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel — enfin, tous les caractères se montrent d'un seul bloc, par amour des idées simples et respect de l'ignorance — si bien que le dramaturge, loin d'élever abaisse, au lieu d'instruire abrutit.
Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut séduit par la défense des opprimés, le côté social, et républicain, les thèses.
Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d'amour.
A haute voix et l'un après l'autre, ils parcoururent La Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bâillements de celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l'époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité ; toujours du sentiment ! comme si le monde ne contenait pas autre chose !
Ensuite, ils tâtèrent des romans humoristiques ; tels que Le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre, Sous les Tilleuls, d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles, ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne, d'abord les charma, puis leur parut stupide ; — car l'auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.
Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d'aventures, l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les dénouements, devinrent là dessus très forts, et se lassèrent d'une amusette, indigne d'esprits sérieux.
L'oeuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.
"Quel observateur !" s'écriait Bouvard." »

[...]

Gustave Flaubert : Bouvard et Pécuchet



BIBLIOTHÈQUE : Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite à la campagne.
LIVRE : Quel qu'il soit, toujours trop long.

Gustave Flaubert : Dictionnaires des idées reçues


(Billet déjà publié en mai 2009 sur le blog Feuilles d'automne)

mercredi 15 novembre 2017

Une bibliothèque

« Encore une fois, le paysage lui collait à la peau comme un vêtement familier et achevait de le rendre à ses repères habituels. Il n’y avait que des prospectus dans la boîte à lettres. Il les laissa dedans pour qu’ils pussent profiter de la chaleur du soir. Il éprouvait un besoin urgent de se mettre à l’aise et de faire du feu dans la cheminée. Il ouvrit les fenêtres pour que l’humidité de la nuit de juillet compense la chaleur de la flambée. La question du papier pour faire prendre le feu se posa de nouveau. Il avait dans sa poche, soigneusement plié, un numéro de Suck, mais il ne voulait pas le sacrifier aussi vite, alors qu’il avait réussi à lui faire passer la douane. Il préférait brûler un livre et, les yeux fermés, il attrapa une exemplaire du Quichotte, des éditions Sopena. C’était un ouvrage contre lequel il gardait une vielle rancœur et il se délectait d’avance à l’idée qu’il le destinait au bûcher, et son seul regret venait, tant pis, des illustrations qui accompagnaient les aventures de cet imbécile.
En manches de chemise, il édifia un curieux échafaudage de petit bois et de bûches, plaça le Quichotte au-dessus, les pages ouvertes et il y mit le feu. La scène lui rappela un vieux conte d’Andersen dans lequel le lecteur assiste avec angoisse à l’évolution d’une fleur de lin de sa naissance jusqu’à sa mort, devenue livre et brûlée dans une joyeuse cheminée de Noël. Il lui restait encore plus de trois mille cinq cent volumes sur les étagères, autant de barreaux de prison. De quoi faire trois mille cinq cent flambées pendant dix ans. »
 
Manuel Vázquez Montalbán : Tatouage (1976)
Traduit de l’espagnol par Michèle Gazier et Georges Tyras


dimanche 29 octobre 2017

Une bibliothèque


Jacinto poussa une porte, nous pénétrâmes dans une nef toute d’ombre et de majesté, en laquelle je reconnus la bibliothèque lorsque je butai dans une pile monstrueuse de livres neufs. Mon ami effleura du doigt le mur : aussitôt un feston de lumières électriques, brillant le long des moulures du plafond, éclaira les monumentales étagères en ébène massif où reposaient plus de vingt mille volumes, reliés de blanc, de rouge, de noir, avec des filets d’or, que leur pompeuse solennité raidissait comme des docteurs réunis en concile. (...)
J’avançai et parcourai ébaudi huit mètres d’économie politique. J’avisai ensuite les philosophes et leurs commentateurs, qui revêtaient un mur entier, depuis les écoles pré-socratiques jusqu’aux écoles néo-pessimistes...Sur ces étagères trônaient plus de deux mille systèmes, qui se contredisaient tous les uns les autres.(...)
Plus loin étincelait, habillée de claires reliures, l’aimable bibliothèque des poètes comme pour reposer l’esprit éprouvé par cette accumulation de science positive. Jacinto avait installé auprès d’un coin confortable, avec un divan, une table de citronnier, plus brillante qu’un émail délicat, couverte de cigares, de cigarettes orientales de tabatières du XVIIIe siècle. Sur un coffre en bois poli vous attendait, comme oublié, un compotier d’abricots confits venus du Japon.

Eça de Queiroz - 202 Champs Élysées

Ici comme en mai 2009 sur le blog Feuilles d'automne, où ce texte fut retranscrit primitivement, nous remercions Dominique pour nous l'avoir fait découvrir...

jeudi 26 octobre 2017

Une bibliothèque


« Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier, sous une puissante presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes et les hautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo laqué, semblable à celui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voitures, et le plafond, un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu'un immense oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau d'orange, un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu duquel montaient, à tire-d'ailes, des séraphins d'argent, naguère brodés par la confrérie des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela se concilia, se tempéra, s'assit: les boiseries immobilisèrent leur bleu soutenu et comme échauffé par les oranges qui se maintinrent, à leur tour, sans s'adultérer, appuyés et, en quelque sorte, attisés qu'ils furent par le souffle pressant des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n'eut pas de longues recherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant consister en des livres et des fleurs rares; il se borna, se réservant d'orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les cloisons demeurées nues, à établir sur la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothèque en bois d'ébène, à joncher le parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures de renards bleus, à installer près d'une massive table de changeur du XVe siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer forgé, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait jadis l'antiphonaire et qui supportait maintenant l'un des pesants in-folios du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.
Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parsemées de culs de bouteille aux bosses piquetées d'or, interceptaient la vue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu'une lumière feinte, se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l'or assombri et quasi sauré, s'éteignait dans la trame d'un roux presque mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée dans la somptueuse étoffe d'une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l'ancienne Abbaye-au-Bois de Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d'admirables lettres de missel et de splendides enluminures: trois pièces de Baudelaire: à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres « la Mort des Amants » - « l'Ennemi »; - au milieu, le poème en prose intitulé: « Anywhere out of the world. - N'importe où, hors du monde ».

J.-K. Huysmans : A Rebours
Frontispice d'Odilon Redon

Merci à Phil, lecteur de l'ancien blog Feuilles d'automne et qui avait fourni la piste vers ce texte, publié là en mai 2009. A ce billet, suivait un bref dialogue, dans les commentaires entre icelui et votre Tenancier. On s'autorise ici à le reproduire, même si nous avons perdu la trace de Phil depuis longtemps, hélas...

Phil : Oh...ô tenancier..voir ce dimanche mes quatre lettres imparfaites voisiner avec les puissances de Huysmans, quel doux venin vous m'infligez là !
De l'or qui saure aux oranges qui s'adultèrent, la première rencontre avec Huysmans ("hoïssmannss" dit-on dans les pays d'en-deçà à digues fracturées..où je recherche encore quel paysage flamando-hollandais corrompu a bien pu lui inoculer ce goût de la corruption des chair(e)s... mais il est né en France, à Paris !) donc la première décharge de ce Karl-Joris de Paris oblige à faire péter le dictionnaire de la charogne parfumée... édité par Montesquiou, bien sûr.
Ensuite, avaler plusieurs siècles de littérature. Désordre indispensable et passer de Céline à Huysamns aide à saisir Chateaubriand. A rebours, donc. La préface de Fumaroli chez folio m'a aidé aussi... et ce n'est pas fini. Mais aucun critique ne nous explique ce qu'est une reliure en "peau du Cap"... rassurez-nous, Tenancier, et dites-nous qu'il ne s'agit point de citoyens d'Afrique du Sud tannés par ces gros colons de bataves, aussi en avance sur leurs temps tragiques à venir que l'auteur le fut sur ses contemporains en littérature...

Le Tenancier : Il semble, cher Phil (quel plaisir de vous relire ici !) que la peau du Cap soit un maroquin à grain long. Le maroquin est fait d'après la peau de chèvre. J'espère que celle-ci était bien préparée, car la bibliothèque de Des Esseintes risquait d'avoir une saveur odorante prononcée ! Mais après tout, n'est-ce pas un rappel encore une fois de la corruption ? [...]

mardi 10 octobre 2017

Une bibliothèque

Trantor avait été une cité de taille planétaire, une cité caparaçonnée de métal. Pelorat en avait lu la description dans les œuvres de Gaal Dornick qui l’avait visitée du temps d’Hari Seldon lui-même. L’ouvrage de Dornick était épuisé et l’exemplaire que détenait Pelorat aurait pu être revendu la moitié du salaire annuel de l’historien. Lequel aurait été horrifié à l’idée qu’il pût s’en dessaisir.
Ce qui sur Trantor intéressait Pelorat, c’était bien évidemment la bibliothèque galactique qui, du temps de l’Empire (c’était alors la bibliothèque impériale), avait été la plus grande de toute la Galaxie. Trantor était la capitale de l’empire le plus vaste et le plus peuplé que l’humanité ait connu. Ville unique recouvrant une planète entière et peuplée de plus de quarante milliards d’habitants, sa bibliothèque avait réuni l’ensemble des œuvres (plus ou moins) créatives de l’humanité, recueilli la somme intégrale de ses connaissance. Le tout numérisé de manière si complexe qu’il fallait des experts en informatique pour en manipuler les ordinateurs.
Qui plus est, cette bibliothèque avait survécu. Pour Pelorat, c’était bien là le plus surprenant de la chose. Lors de la chute et du sac de Trantor, près de deux siècles et demi plus tôt, la planète avait subi d’épouvantables ravages et sa population  souffert au-delà de toute description — et pourtant la bibliothèque avait survécu, protégée (racontait-on) par les étudiants de l’université, équipés d’armes ingénieusement conçues. (D’aucuns pensaient toutefois que la relation de cette défense par les étudiants pouvait bien avoir été entièrement romancée.)
Quoi qu’il en soit, la bibliothèque avait travers » la période de dévastation. C’est dans une bibliothèque intacte, au milieu d’un monde en ruine, qu’avait travaillé Ebling Mis lorsqu’il avait failli localiser la Seconde Fondation (selon la légende à laquelle les fondateurs croyaient encore bien que les historiens l’eussent toujours considérée avec réserve). Les trois génération de Darell — Bayta, Toran et Arkady — étaient chacune, à un moment ou à un autre, allées sur Trantor. Arkady toutefois n’avait pas visité la bibliothèque et, depuis cette époque, ce lieu ne s’était plus immiscé dans l’histoire galactique.
Aucun membre de la Fondation n’était retourné sur Trantor en cent vingt ans mais rien ne permettait de croire que la bibliothèque ne fût pas toujours là. Quelque ne se fût pas fait remarquer était la plus sûre preuve de sa pérennité : sa destruction aurait très certainement fait du bruit.
La bibliothèque de Trantor était archaïque et démodée — elle l’était déjà du temps d’Ebling Mis  — mais ce n’en était que mieux pour Pelorat qui se frottait toujours les mains d’excitation à l’idée d’une bibliothèque à la fois vieille et démodée. Plus elle l’était, vieille et démodée, et plus il aurait de chances d’y trouver ce qu’il cherchait. Dans ses rêves, il se voyait entrer dans l’édifice et demander, haletant d’inquiétude : « La bibliothèque a-t-elle été modernisée ? Avez-vous jeté les vieilles bandes et les anciennes mémoires ? » Et toujours il s’imaginait la réponse d’antiques et poussiéreux bibliothécaires : « Telle qu’elle fut, Professeur, telle vous la trouvez. »
 
Isaac Asimov : Fondation foudroyée (1982)
Traduit de l’américain par Jean Bonnefoy

mardi 25 octobre 2016

dimanche 25 septembre 2016

Bibliothèque post mortem

Une bibliothèque est-elle transmissible ?
Tout dépend du sens dans lequel on entend cette notion. Est-ce simplement le legs d'une bibliothèque, bien meuble dont la cession est sanctifiée par le notaire, lequel a bien noté l'estimation et réparti les lots avec les quotes-parts de chaque héritier ? Est-ce l'héritage intellectuel ou sensible qui va s'abîmer dans les méandres des intérêts privés et de l'administration culturelle, comme la bibliothèque de quelques écrivains vendues à l'encan entre le bidet et le face-à-main ? Oui, alors, ces bibliothèques sont parfaitement transmissibles, fissibles et dispersables ou thésaurisées, selon l'appétit et le caractère de ceux qui vont la recueillir. Enfin, il y aurait cette notion impalpable selon laquelle une bibliothèque transmettrait l'esprit de son propriétaire au-delà de la mort, idée séduisante pour un roman fantastique, en une sorte de contamination sublimée par l'idée du livre. L'idée fut développée récemment dans les commentaires d'un article de Henri Lhéritier, sur son blog. Je m'autorise ici à reprendre mon commentaire à ce sujet, en le développant un peu :
C'est bien parce que le livre est assez rétif au phénomène de contamination qu'il est attirant. Pas envie de partager ma bibliothèque posthume, et surtout pas par transmission héréditaire, pour ma part. Que mes filles se débrouillent pour constituer la leur - éventuellement de piocher ce qui leur plaît dans la mienne, une fois défunt - et ainsi ne pas porter le fardeau de livres inutiles par simple pavlovisme. L'idée de cette transmission d'un esprit serait intéressante si l'on considérait qu'une bibliothèque se fige durant le règne de son possesseur, se bornant à un rôle d'accumulation et suivant une ligne intellectuelle impavide dans les acquisitions. La révolution véritable n'arriverait qu'au moment qui suivrait le legs, pâte levée par l'esprit du légataire qui retomberait mollement par l'habitude, la routine des acquisitions, en attendant le décès du nouveau propriétaire. Révolutions cycliques de palais, suivies de grands sommeils paradoxaux, chargées d'un héritage subtil, ou d'une malédiction...
Oui, sauf que l'on observe qu'une bibliothèque est une sorte de vaisseau de Thésée, un organisme multicellulaire et volontiers sénescent, Henri Lhéritier en témoigne parfois dans les textes qu'il commente sur son blog, issus d'une bibliothèque entière rachetée et explorée avec curiosité, même dans les ouvrages largement obsolètes. En définitive, un legs de bibliothèque est une chose morte parce que l'esprit qui l'animait n'est plus là. Je le constate parfois quand j'acquiers professionnellement une bibliothèque : qui me dira (sauf, quelquefois, les notes !) ce qui avait grand prix pour le lecteur ? Lequel a été commencé et puis abandonné, surtout maintenant que l'on ne coupe plus les livres ? Lequel est tombé dans le désintérêt, lequel avait été redécouvert ? Oui, certes, l'ensemble peut être intéressant, mais le dialogue est rompu. La personne est morte et ne vous fera pas part de son dialogue intime avec sa bibliothèque. Du reste cette intimité est-elle transmissible, peut-on parfois partager l'immense apaisement que peut procurer la vision de sa propre bibliothèque sans que l'envie prenne même de saisir un quelconque volume ? Vous découvrez cette acquisition comme une sorte de coquille vide et vous découvrez ces ouvrages avec votre propre sensibilité, avec un pincement, un petit déchirement au cœur, parfois, certes. Le plus cruel est parfois de découvrir quelques traces intimes livrées entre les pages... des dessins d'enfants, des photographies oubliées, tout cela ne vous contera de toute façon qu'une absence. Tout cela demeure obstinément silencieux, le vaisseau de Thésée s'est échoué. C'est fini. Les livres seront dispersés et ne diront pas plus que ce qu'ils sont censés dire. C'est, du reste, une chance pour ceux qui en feront l'acquisition. Henri Lhéritier pourra lire encore ces feuilles fanées et en faire éclore quelques-unes unes et nous captiver sans que l'ombre de son précédent propriétaire brouille les cartes.
La bibliothèque d'un défunt est un humus.
Plus grave, et à un autre niveau, est le cas de la transmission d'une bibliothèque de travail...

Ce billet, inspiré de celui d'Henri Lhéritier sur son blog, défunt comme son propriétaire, a été publié sur le blog Feuilles d'automne en janvier 2009. Depuis, j'ai appris à vivre avec l'héritage de la bibliothèque d'un être que j'aimais et appris la douceur de l'amertume, celle qui vous rappelle chaque jour qui vous avez perdu. Ceci est un billet dédié à ma mère, qui a su encore me donner une leçon sur mes certitudes. J'aurais préféré attendre encore.

dimanche 16 août 2015

Une bibliothèque

DES LIVRES PAIRS DU DOCTEUR


Dans une propriété ci-dessus dénommée, et après ouverture faite par M. LOURDEAU, serrurier à Paris, n° 205, rue Nicolas Flamel, réserves faites d’un lit en toile de cuivre vernie, long de douze mètres, sans literie, d’une chaise d’ivoire et d’une table d’onyx et d’or, vingt-sept volumes dépareillés, tant brochés que reliés, dont les noms suivent :

1. BAUDELAIRE, un tome d’EDGAR POE, traduction.
2. BERGERAC, Œuvres, tome II, contenant l’Histoire des Etats et Empires du Soleil, et l’Histoire des Oiseaux.
3. L’Evangile de SAINT LUC, en grec.
4. BLOY, Le Mendiant ingrat.
5. COLERIDGE, The Rime of the ancient Mariner.
6. DARIEN, Le Voleur.
7. DESBORDES-VALMORE, Le Serment des petits hommes.
8. ELSKAMP, Enluminures.
9. Un volume dépareillé du Théâtre de FLORIAN.
10. Un volume dépareillé des Mille et Une Nuits, traduction GALLAND.
11. GRABBE, Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, comédie en trois actes.
12. KAHN, Le Conte de l’or et du Silence.
13. LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror.
14. MAETERLINCK, Aglavaine et Sélysette.
15. MALLARMÉ, Vers et prose.
16. MENDÈS, Gog.
17. L’Odyssée, édition Teubner.
18. PÉLADAN, Babylone.
19. RABELAIS.
20. JEAN DE CHILRA, L’Heure sexuelle.
21. HENRI DE RÉGNIER, La Canne de jaspe.
22. RIMBAUD, Les Illuminations.
23. SCHWOB, La Croisade des enfants.
24. Ubu Roi.
25. VERLAINE, Sagesse.
26. VERHAEREN, Les Campagnes hallucinées.
27. VERNE, Le Voyage au centre de la Terre.

Plus trois gravures pendues à la muraille, une affiche de TOULOUSE-LAUTREC, Jane Avril ; une de BONNARD, La Revue blanche ; un portrait du sieur Faustroll, par AUBREY BEARDSLEY, et une vieille image, laquelle nous a paru sans valeur, saint Cado, de l’imprimerie Oberthür de Rennes.
Dans la cave, par suite de l’inondation, nous n’avons pu y pénétrer. Elle nous a paru pleine jusqu’à une hauteur de deux mètres, sans tonneaux ni bouteilles, de vins et d’alcools librement mêlés.
J’ai établi pour gardien, en l’absence de la partie saisie, le sieur Delmor de Pionsec, l’un de mes témoins ci-après nommé. La vente aura lieu le jour qui sera fixé ultérieurement, heure de midi, sur la place de l’Opéra.
Et de tout ce que dessus j’ai rédigé le présent procès-verbal, auquel j’ai vaqué de huit heures du matin à deux heures 3/4 de relevée, et dont j’ai laissé copie à la partie saisie, ès mains de M. le commissaire de police susnommé, et au gardien, et sous réserve de dénonciation, le tout en présence et assisté des sieurs Delmor de Pionsec et Troccon, praticiens, demeurant à Paris, 37, rue Pavée, témoins requis qui ont avec moi signé original et copie. Coût : Trente-deux francs 40 centimes. Il a été employé pour les copies deux feuilles de papier spécial dont le montant est de fr. 1,20 centimes. Signé : Lourdeau, serrurier. Signé : Solarcable, commissaire. Signé : Delmor de Pionsec. Signé : Troccon, témoins. Signé : Panmuphle, ce dernier huissier. Enregistré à Paris le 11 février 1898. Reçu cinq francs. Signé Liconet. P.C.C. (Illisible.)

Alfred Jarry : Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911)

(Texte déjà publié en décembre 2008 sur le blog Feuilles d'automne)

jeudi 16 juillet 2015

Une bibliothèque

« Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée à l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.
C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivre, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s'écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d'y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut vous suivre au plus profond des mers.
— Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet ?
— Non monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes...
— Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toutes langues, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d'économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à Mme Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henri Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassiz, etc., les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé Les Fondateurs de l’Astronomie me donna même une date certaine ; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles du Nautilus. »

Jules Verne : Vingt mille lieues sous les mers

Extrait publié en décembre 2008 sur le blog Feuilles d'automne

jeudi 25 juin 2015

Une bibliothèque

« […] Sa bibliothèque se trouvait au quatrième et dernier étage de la maison sise au 24 rue Ehrlich. La porte de l’appartement était gardée par trois serrures compliquées. Il les ouvrit, traversa le vestibule dans lequel se trouvait un porte-manteau et pénétra dans son cabinet de travail. Il déposa avec précaution la serviette sur un fauteuil, puis se mit à aller et venir à travers l’enfilade des quatre vastes et hautes pièces qui formaient sa bibliothèque. Tous les murs étaient garnis de livres jusqu’au plafond. Son regard les parcourut lentement de bas en haut. Des fenêtres avaient été aménagées dans le plafond ; il était fier de cet éclairage par le haut. Les fenêtres latérales avaient été murées, il y a des années, après d’âpres luttes avec le propriétaire. Ainsi, il avait gagné, dans chaque pièce, un quatrième côté : autant de place conquise pour les livres. De plus, il lui semblait qu’une lumière venant du haut et qui éclairait également tous les rayons, était meilleure et mieux adaptée à ses rapports avec les livres. En même temps que les fenêtres latérales disparaissaient, s’évanouissait aussi la tentation d’observer les allées et venues dans la rue, une mauvaise habitude qui fait perdre du temps et qu’on apporte incontestablement avec soi en naissant. Chaque jour, avant de s’asseoir à sa table de travail, il bénissait la bonne idée initiale et l’esprit de suite auxquels il devait la réalisation de son vœu suprême : posséder une bibliothèque bien fournie, bien rangée, fermée de tous côtés et dans laquelle nul meuble superflu, nul intrus ne venait détourner le cours de ses graves pensées.
La première pièce servait de cabinet de travail. Un vieux bureau massif, un fauteuil devant et un autre dans l’angle opposé en constituaient tout le mobilier. En outre, il y avait là un divan qui se faisait tout petit et que les yeux de Kien ignoraient volontiers parce qu’il se contentait d’y dormir. Aux murs était accrochée une échelle mobile. Elle était plus importante que le divan et se promenait de pièce en pièce au cours de la journée. En effet, pas une chaise ne venait troubler le vide des trois autres pièces. Il n’y avait ni table, ni armoire, ni poêle pour rompre la monotonie bigarrée des rayons. De beaux tapis épais qui recouvraient partout le sol réchauffaient le demi-jour sévère qui unissait les quatre pièces aux portes largement ouvertes en un seul vaste hall. »

Elias Canetti : Auto-da-fé
Traduit de l’allemand par Paule Arhex
Gallimard, 1968
Extrait publié en décembre 2008 sur le blog Feuilles d'automne