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jeudi 5 février 2015

Histoire de bonniche — 3

La personnalité infantile de Bécassine dessine en creux le paysage fantasmé de la domesticité au XIXe siècle, celle d’une classe à la limite de la classe dangereuse, une sorte de passerelle, poreuse, facile à traverser pour ceux qui en font partie et une confrontation presque sans risque pour la bourgeoisie. Seul le dévoiement individuel peut opérer une rencontre effective, comme ce qu’il arrive à Georges Randal dans Le Voleur de Georges Darien. Il nous suffit de renverser le moindre caractère de la domestique bretonne pour trouver les craintes et les menaces qui pèsent sur le foyer. L’apparentement de l’état de domestique à la prostitution, même s’il doit beaucoup à une fantasmatique liée à la littérature n’est pas si éloigné que cela. De même l’éventualité d’un débordement ancillaire, allant jusqu’au crime alimente la presse à sensation, comme — certes plus tardivement — le cas des sœurs Papin…
Faut-il alors vouer la lecture de Bécassine à une sorte de bannissement, comme certains ont voulu faire interdire la publication de Tintin au Congo ? Mais pourquoi faire ? Ce serait même l’aveu d’un échec pour ceux qui entreprendraient une telle démarche. La meilleure réponse est très certainement le désintérêt généré par la reconnaissance de ce que recouvrait les histoires de Bécassine, renvoyant tout cela à l’histoire d’un type de narration (la BD) et à une technique (la Ligne claire), parce qu’éliminer un livre, un terme ou une idée de l’espace publique ne les a jamais empêchés d’exister, le désintérêt si.
On ne saurait quitter le sujet sans évoquer de nouveau le destin de nombreuses jeunes femmes atterrissant à Paris et qui se retrouvent rapidement dans les réseaux de prostitution. La pute bretonne est aussi célèbre que la domestique de la même origine, elle ne réside pas qu’à Paris et navigue, comme toutes ses consœurs issues des autres provinces, dans toute la France au fur et à mesure de ses réaffectations dans les bordels. Cette imagerie est véhiculée par Carco, Charles-Louis Philippe et de nombreux autres auteurs, bien éloignée de la description de la prostituée mondaine telle qu’on la retrouve dans Nana de Zola ou Le troupeau de Clarisse de Paul Adam…
Cette prostitution-là revêt des atours tragiques, même si des chansonniers comme Georgius parodient volontiers les goualantes sur les pierreuses (On l’appelait « Fleur des Fortifs »), on la retrouve également dans le même décor — les Fortifs — au cinéma et notamment dans certains passages de Fantômas ou des Vampires, illustrant par ailleurs la perméabilité entre la condition de domestique et de prostituée… A l’image lénifiante de Bécassine, on opposera enfin le destin d’une de ses compatriotes littéraires :
« On l’appelait Marie la Nèfle, parce qu’elle manquait de fraîcheur. Si les surnoms étaient toujours inspirés par la sympathie, on l’aurait nommée Marie la Douce ou Marie Bon-Cœur.
Elle avait le teint plombé, les cernes bistres des noctambules, la bouche très triste, et ses épaules tombaient. Les passants acceptaient volontiers ses offres de bonheurs pervers. A ne réaliser que l’indispensable de ses promesses, elle gagnait de quoi mal se nourrir, payer sa logeuse, renouveler sa jupe brune, son tablier noir et les rubans qui étaient le luxe de sa parure. Elle les choisissait du bleu le plus céleste : celui des bannières de la Vierge au Grand Pardon de Sainte-Anne-la-Palud. Ses yeux d’enfant n’avaient rien contemplé d’égal à leur magnificence. On eût dit que ses yeux de femme en gardaient un reflet dans leur couleur délavée. Malgré les souillures, ils conservaient devant Paris l’expression surprise qu’ont les regards des toutes petites filles en Bretagne.
L’année de sa confirmation, elle avait quitté Douarnenez pour être bonne d’enfant, aux gages de parisiens modestes venus là tremper d’iode et de sel marins les scrofules des jumeaux nés de leur œuvres.
Il y avait peu de joie dans ce ménage. Marie se réveillait en larmes, à l’étroit d’un cabinet sans air où elle étouffait la nuit, rêvant de la baie, des landes, d’espaces dorés par les ajoncs fleuris. Son maître vint la consoler. Il accompagna ses paroles paternelles de gestes qu’elle ne  détourna point, tant elle était ingénue, par effroi du diable dont il avait menacé ses timides résistances. Quand il la laissait, elle priait en breton et elle attendait le sommeil, étonnée un peu qu’il lui fallût contenter les caprices du père après ceux des enfants. Elle remplissait ce devoir étrange avec l’humilité d’une servante naïve encore, comme elle participait aux jeux des petits, lavait le linge ou la vaisselle.
Son incroyable candeur la fit tout avouer à sa maîtresse qu’un doute travaillait. Et elle se trouva sur le pavé de Grenelle, un soir pluvieux de novembre, honteuse pour la première fois d’avoir « obéi à Monsieur », embarrassée du paquet de ses hardes, et riche d’une pièce de cinq francs au lieu du quintuple qu’on lui devait. La tête bourdonnante des invectives, des prophéties, des vœux détestables dont l’épouse trahie l’avait accablée avant de la mettre dehors, — elle restait sous l’averse froide.
Quelqu’un l’emmena. Il en alla de même, le lendemain et ensuite, sauf qu’elle avait loué une chambre d’où elle regardait le puits artésien, les tramways et les gens, du matin au soir. Elle noua des amitiés, parmi les femmes qu’elle rencontrait dans ses promenades. Leurs avis l’armèrent contre la mauvaise foi des hommes et elle acquit de l’assurance. Une « payse » acheva de lui signaler les risques de la profession, et elle lui enseigna la coquetterie agréable aux civils et aux militaires, l’art de les apprivoiser, les parages de bonne chasse, et le goût de boire. Un agent des mœurs, enfin, compléta son éducation ; car la mansuétude d’un État démocratique s’étend aux plus humbles.
Rien ne la rebutait, de cette vie qu’elle n’avait pas désirée ? Elle oubliait la face des inconnus dont les vifs transports ne l’émouvaient guère, et elle semblait toujours les reconnaître, par courtoisie. Pourtant, à voir ses pareilles aimer, toutes, l’élu entre mille, qui les rançonnait et les frappait, un immense besoin de chérir couvait en elle. Il partageait son cœur, avec le regret du port natal et la mémoire des fêtes religieuses. Parfois, dans la puanteur, le tohu-bohu et la désolation d’un cabaret, elle retrouvait des parfums d’encens, l’hymne des cloches et la vision d’un paysage maritime. Elle aspirait à l’amour avec cette passion mystique qui maintenait son âme au-dessus des nécessités malpropres de son existence basse.
Un dimanche, elle marcha tout l’après-midi derrière un quartier-maître de la flotte, fascinée par le béret et le large col bleu, espérant toujours qu’il abandonnerait pour la suivre le vieux couple dont il était flanqué ? Elle manqua défaillir, de demeurer toute seule sur le trottoir, quand ils furent entrés dans une maison qu’elle guetta jusqu’à la nuit close, sans déplacer ses pieds.
Elle se donna à plusieurs, dans l’espoir d’une liaison durable, de violences qui lui permettraient, en les racontant, d’apitoyer ses amies, et augmenteraient la saveur des caresses prochaines. Ils la volaient et ne revenaient plus. La plupart la raillaient durement, si l’occasion d’une rencontre l’amenait à formuler des reproches.
— On t’a assez vue, La Nèfle, disaient-ils.
Ou bien :
— T’es trop moche, la rouquine, pour qu’on y retourne à te faire boum ! C’est bon quand on est sur le sable, fauché de sa largue et dans la mouise, à claquer des dominos à vide !
Néanmoins, elle renouvelait ses tentatives, avec l’obstination de sa race. Le soldat, l’ouvrier, les commis imberbes et des collégiens barbus, luis passaient les taches de rousseur dont elle était masquée, pour l’attrait de sa chevelure fauve où des mèches pâles avivaient les lueurs éclatantes de la masse. Elle connaissait d’ailleurs l’influence de sa peau fine sur la sensibilité des clients et que les moins délicats admiraient la teinte laiteuse de son corps.
[…]
Elle parvint à s’attacher un apprenti, gouailleur et dégingandé, qu’elle détourna facilement de l’atelier où il aidait au raccommodage de bicyclettes. Il l’aima deux longs mois. Ce furent les meilleurs jours de Marie : ses sacrifices à l’ardeur des citoyens avait un but, dans la personne du cher petit homme aux joues roses, pareilles à des pêches. Elle était fière de l’exhiber dans les bals, la kermesse des Invalides et chez les restaurateurs où le cercle de ses relations fréquentaient.
Il la meurtrit de coups, au retour d’une échappée à Clamart, sous prétexte de jalousie, l’accusant de complaisance envers un zouave qu’il avait invité à leur table, par politesse et par amour de la cocarde. Le zouave, après boire, avait galamment assailli la femme et nargué son chevalier dont le rire sonnait faux, parce qu’il se devinait trop faible pour frapper. Il égara l’importun dans le bois et, bousculant Marie, hargneux, muet, il l’avait ramenée jusqu’en leur chambre où des sévices immédiats préludèrent à l’explication qu’elle réclamait depuis des heures :
— Ah ! Rouchie ! te faudrait la carotte d’Afrique et je tourne en poire jaune !... Après le turbin, t’es à moi, mets-toi bien ça dans la citrouille !... Les michetons, faut qu’y gantent... ou tu prendras la pipe !...
Les joues cuisantes, les côtes sensibles, elle l’écoutait en pleurant, et heureuse. Son corset, brisé dans la lutte, lui pinçait les chairs. Elle accueillit cette épreuve nouvelle comme une autre marque du grand amour qu’elle provoquait enfin ! Une tendresse infinie l’alanguissait et jamais elle n’adora autant son maître, que jaloux et brutal. Elle vit avec joie se former des taches violettes ou il l’avait frappée, songeant que leur vue exciterait la pitié de ses amies ; et la certitude d’en être plainte à son tour lui était précieuse et douce.
Mas la fatalité pèse sur quelques êtres avec une invraisemblable persévérance. Une mauvaise toux secoua ce joli amant de cœur et l’emporta en moins de rien, pâle, mince et grave. Ses yeux étincelants de lumière gaie, l’incarnat de ses pommettes plus appétissantes que des cerises, Marie les revoyait sans cesse et elle croyait l’entendre gouailler entre deux quintes ou faire de projets. Retenue par ses sentiments religieux, elle abandonna Grenelle pour Reuilly, au lieu de suivre dans la mort le cher fantôme de ses premiers amours. »
(Charles-Henry Hirsch : Le Tigre et Coquelicot, 1904-1905)


Correspondance amusante, ce roman a également cent dix ans et, pour ma part j’y trouve infiniment plus d’intérêt que le vide installé par Bécassine.  


Pour lire dans l'ordre :

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