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mardi 9 mai 2017

« fort mauvais goût »

On sent que la mort devient de l’embarras avec l’âge, une perspective ennuyeuse, un sas vers le pourrissement : organes nobles ou matière grise, tout y passe. La postérité rassure les trouillards : « Créons, c’est l’heure, laissons des trucs et des machins derrière-nous avant le grand effroi, le pied qui dérape !... » Le morbide ressemble à un amusement adolescent ou une passion de vieillard qui « colifichise » ses attributs, une passion vaguement sexualisée. Elle se garde toutefois du puant et du sale — mais y’a des pervers, n'est-ce pas ? La mort s’avère plutôt un truc dégueulasse, un truc de mauvais goût et il devient donc normal de la traiter par le « fort mauvais goût ».
Tant mieux, pas de regret à avoir : il en est qui ont utilisé ce mauvais goût pour en faire un colifichet pour la postérité. L’auteur trouvait cela bien agréable. Il persiste à le penser, même si ça vaut dans les soixante-cinq boules pour les autres.


(Cliquez sur l'image pour savoir)

mercredi 4 janvier 2017

Signez ici

Lors de la présentation de l’ouvrage de Raymond Gid, une de nos lectrices assidues (il s'agit en réalité d'ARD, sur le blog Feuilles d'automne, où ce billet fut publié primitivement en février 2009) fit allusion à une mention que j’avais donnée dans le descriptif de l’ouvrage, à savoir qu’il avait été justifié par l’auteur. A juste titre, elle s’interrogeait sur le fait que la justification que je donnais ne concernait pas le contenu. En fait, en d’autres termes, il apparaissait que la disposition de la typo n’était pas alignée à droite ou à gauche — ou bien les deux —, c’est à dire justifiée, selon les termes du métier.


La justification de tirage de « Comptine pour saluer le métier de marbreur », ouvrage présenté dans un précédent billet

En effet, ici, le terme ne s’appliquait nullement à la disposition typographique mais avait un rapport avec le tirage de l’ouvrage. Pour plus de clarté, on reviendra dans un article ultérieur sur la mise en page car il appelle quelques développements qui risqueraient de nous mettre dedans. Ce serait malheureux : on vient à peine de sortir de la torpeur...
La notion de bibliophilie a toujours été accolée à celle de tirages restreints ou à tout le moins limités pour l’un de ses composants. Pour vérifier la justesse de ce tirage, on avait coutume de numéroter les exemplaires, souvent même d’y appliquer plusieurs types de numérotation selon les papiers : chiffres arabes, romains, alphabet.


Une justification de tirage de « Un Pari de milliardaire » de Mark Twain, au Mercure de France en 1925. Une numérotation toute simple, pas de déclinaison de papier puisque nous sommes ici face à une réédition.

Cette disposition pratique est encore en usage dans la bibliophilie contemporaine, elle est utilisée notamment dans les exemplaires sur « beau papier » de chez Gallimard ou des Éditions de Minuit, souvent avec une numérotation unique. Cette numérotation excite un morne fétichisme qui veut que le n° 1 ait plus d’intérêt que le dernier numéro du tirage. A notre sens, ces exemplaires se valent : même papier, mêmes couvertures et peut-être même vague ennui que procurent ces publications, sauvées parfois par leur contenu non par leur façon : offset sur vélin, brochage industriel, la belle affaire…
Mais, la bibliophilie c’est aussi autre chose, de ces livres, quelquefois aux tirages confortables, qui se font des mines en parant leurs justifications de tirage d’ajouts baroques, de signatures d’artistes, d’éditeurs, d’illustrateurs, voire des trois…
Justification, le mot est lâché, enfin.
La justification de tirage, ou colophon, est le moyen par lequel l’éditeur fera connaître la teneur du tirage : la qualité et le nombre de beaux papiers proposés, leur quantité dans chaque papier et le numéro qui insère l’ouvrage que vous tenez dans les mains dans cette série. Or, parfois, l’éditeur – ou l’auteur, ou l’illustrateur – ont pour mission d’apposer leur paraphe pour authentifier le travail de l’imprimeur : ainsi, point de double tirage (on est pas dans les lithos de Dali…) Le libraire, devant cette signature, dans le descriptif, dira ainsi que cet exemplaire a été justifié par l’éditeur, par exemple. Ce qui était le cas du livre de Raymond Gid, qui en était également l’auteur.

Justification avec la marque de l'auteur, Rachilde pour « La Jongleuse », au Mercure de France...


... avec la marque du traducteur, Henry-D. Davray, pour les « Premiers Hommes dans la Lune » de Wells, au Mercure de France

Évidemment, ce qui est possible pour une centaine d’exemplaires devient une entreprise quelque peu malaisée lorsqu’il s’agit de justifier un tirage pour le grand public. Or, ce besoin se fit sentir chez quelques éditeurs scrupuleux, désireux que chaque volume dont on avait fixé le tirage au préalable fut approuvé par l’auteur. A cette fin, ces auteurs furent dotés d’une marque personnelle apposée au colophon, lors du tirage. Cette méthode fut quelque fois utilisée aux XIXe et XXe siècles, comme le Mercure de France, Gallimard (rarement, il est vrai), la petite collection Les Introuvables, etc. Ces mêmes eurent recours bien plus souvent à la numérotation. Quelquefois, l’on trouve également la signature imprimée de l’éditeur, certifiant que l’ouvrage émane bien de son officine, précaution quelque peu superfétatoire à une époque ou les contrefaçons littéraires s’étaient estompées depuis plusieurs années.

Ces justifications de tirages du Mercure de France ont été collationnées et reproduites par Christian Laucou-Soulignac pour ses Éditions du Fourneau (plus tard : Fornax) dans l'ouvrage ci-dessus. Il a du reste récidivé pour Les Introuvables, ci-dessous.



Enfin, la bibliophilie moderne redécouvrit la signature originale pour des tirages réduits. Parfois, la justification pouvait même s’accompagner d’une phrase originale de l’auteur, d’un petit dessin, tout dépendait également de l’importance de l'ouvrage ou du projet bibliophilique. Bien sûr ces signatures ne revêtent pas autant d’importance que les envois autographes des mêmes, mais elles témoignent d’un contrat passé entre l’éditeur, l’auteur et son lecteur au terme duquel cet ouvrage a été approuvé et tiré scrupuleusement.

Justification de tirage pour « Marie Mathématique », de Jean-Claude Forest. Pour ce tirage de tête, l'auteur a à la fois apposé sa signature et son monogramme (qui est la transcription idéogrammatique de son nom)


De gauche à droite : Christian Laucou-Soulignac qui réalisa la maquette et l'impression de « Marie Mathématique », André Ruellan, co-auteur, Jean-Claude Forest, l'auteur, et le Tenancier de ce présent blog qui eut la chance de publier tout cela ! On assiste ici à la séance de signature où l'auteur compléta la justification de tirage, comme plus haut... (Cliché de Petra Werlé)
Ainsi, lorsqu’un libraire mentionne qu’un ouvrage a été  « justifié », cela signifie que vous y trouverez une signature ou une marque quelconque qui authentifiera le tirage.