« Il se peut qu’une certaine forme de roman, dans ses
aspects d’ailleurs les plus conventionnels, paraisse périmée, parce qu’elle n’est
déjà plus en mesure de concurrencer ne serait-ce que ces jeux vidéo à l’intérieur
desquels il est désormais possible de pénétrer et, dans la plus parfaite
illusion, d’affronter de véritables images de synthèse — pourra-t-on bientôt s’y réfugier à jamais, jouir et y mourir de la même
façon ? Mais il n’en est pas moins vrai que la littérature, comme sur le
mode antique et dépassé de l’oracle, reste seule maîtresse et gardienne du
sens. Car, dans ce monde progressivement hypnotisé et hébété par ses prouesses technologiques,
la littérature, en tant qu’elle repose sur l’articulation du signe écrit, et
donc sur le développement d’une pensée discursive, garde encore la capacité de
pas être la dupe de ces nouvelles aliénations.
On voit donc aussi ce que sa composition comporte de périls : sur son déclin tant qu’elle s’obstine à vouloir conserver son statut de simple objet de divertissement, elle ne fait plus le poids, n’ayant ni les moyens ni la volonté de rivaliser sur le terrain de la fascination : en ce quelle consiste à exercer, même indirectement, sa fonction critique, elle constitue un obstacle à l’instauration du pouvoir de la sujétion généralisée. » Alain Nadaud : Malaise dans la littérature (1992), in : Revue Quai Voltaire n°6 |
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samedi 17 juillet 2021
Sur la « littérature de divertissement »
vendredi 14 juin 2019
Alain Nadaud
Hier soir, alors que je cherchais un renseignement
bibliographique à son propos, j’apprenais la mort de l’écrivain Alain Nadaud en
2015. La raison pour laquelle je suis si tard informé de ce décès tient au fait qu’il
avait arrêté d’écrire et l’avait d’ailleurs manifesté par un — presque — ultime
ouvrage intitulé D’écrire j’arrête,
publié en 2010. Malgré son œuvre conséquente, il reste largement méconnu du
grand public. À vrai dire, son œuvre rigoureuse et érudite n’avait rien pour
séduire les adeptes du roman bourgeois. Pour moi, outre L’archéologie du zéro, premier roman magistral, c’est bien L’envers du temps qui a marqué durablement
mon imaginaire. Adaptant sa verve philosophique et littéraire à un thème peu
usité, celui du temps qui repart à l’envers, Alain Nadaud évoquait le vertige
de la fin qui s’annonçait pour les protagonistes et même pour le lecteur. Cette
idée du temps inversé reste rare et délicate à utiliser. Seuls deux autres
auteurs — à ma connaissance — l’ont abordé, chacun dans leur registre :
Robida avec L’horloge des siècles et
Philip K. Dick avec À rebrousse-temps.
Je suis souvent retourné à son livre. Je suis d’ailleurs en train de le relire encore une fois. Son empreinte demeure, celle-là même qui m’a poussé à cette vérification bibliographique et donc vers l’annonce de sa disparition. Lui qui cheminait au bord du gouffre, ses ultimes mots ont été « on continue »…
En 2015, je commençais l’écriture d’un récit qui vient de paraître, en voici un passage :
On retrouvera la vie et l’œuvre d’Alain Nadaud ici.
Je suis souvent retourné à son livre. Je suis d’ailleurs en train de le relire encore une fois. Son empreinte demeure, celle-là même qui m’a poussé à cette vérification bibliographique et donc vers l’annonce de sa disparition. Lui qui cheminait au bord du gouffre, ses ultimes mots ont été « on continue »…
En 2015, je commençais l’écriture d’un récit qui vient de paraître, en voici un passage :
« On prétendait même qu’Inari s’agrandissait au détriment de ses voisins, par un phénomène de néguentropie au mécanisme problématique. Des cartes anciennes le démontraient. La manifestation s’aggravait sans qu’on y prît garde, car sa croissance courait sur plusieurs générations. L’infection s’étendait en cercles concentriques, chaque vague gagnait du terrain. Avancer dans Inari consistait à accomplir un voyage dont on remonterait le cours, une phylogenèse inversée, une régression qui se manifestait à chaque mètre parcouru vers le cœur de son territoire, au point d’observer chaque vestige de civilisation disparaître en pays barbare. Un écrivain, Lloret ne savait trop s’il était natif du Nord ou du Sud, avait déjà évoqué une conception similaire, dans laquelle les temps antiques devenaient le futur de notre époque… » (Le fort, 2019)J'ignorais alors que cet extrait se révélerait comme un hommage posthume…
On retrouvera la vie et l’œuvre d’Alain Nadaud ici.
lundi 15 février 2016
Le « voir » de l'écrivain
(Comme un air de manifeste)
[…] Les théologiens francs en
tout cas, à Francfort d’abord, puis à Paris, semblent avoir tenu à distance
l’un et l’autre partis. Le moine Dungal en particulier, de l’abbaye de
Saint-Denis, réfute toutes les outrances iconoclastes de Claude, évêque de Turin,
dans son Responsio contra perversas Claudii
Tautinensio episcopi sentensias, que les thèses qui tendent à attribuer une
primauté excessive à l’image. Un autre moine aussi, Philippe Duadan de Groix,
tranche dans le débat avec à la fois un aplomb et un art du paradoxe qui laisse
perplexe. Il soutient que la vision ne précède
nullement sa transcription mais qu’elle procède
plutôt de celle-ci, suscitée qu’elle est par l’unique agencement des lettres
sur le papier. Avec une audace dans la comparaison, qui ne trouve aucun
équivalent pour l’époque, et dont on s’étonne même qu’elle n’ait pas eu de
suites, il avance que si « l’Écrit engendre la vision », ce ne peut
être que « dans une pure simultanéité », comme on dit que le Père
donne naissance au Fils sans lui être en rien ni antérieur ni supérieur. Les
prophètes, puisque c’est d’eux dont il vient d’être question, ne peut-on pas
dire qu’ils s’exaltent par la parole et que, transportés par celle-ci, ils se
mettent alors dans les conditions de « voir » enfin, qu’ils s’y
prédisposent ?
Cette argumentation cependant ne semble pas lui apporter toute satisfaction. Ce qui conduit Duadan de Groix, à partir d’une distinction déjà établie par Socrate, à s’interroger sur les rapports entre la parole et l’écrit ; et d’en déduire que l’écrit possède le privilège de conjuguer dans le même espace les pouvoirs de la parole et ceux de la vue, puisqu’il « donne corps » sous forme de lettres à la première, en une opération qui ne peut s’accomplir que sous le contrôle de la seconde. Mais si l’écrit participe en effet des deux, il n’a bientôt plus rien en commun avec elles. Sans plus s’embarrasser de détails, et toujours sur le modèle de la Sainte Trinité, ce moine affirme que « si l’Écrit a partie liée avec la Parole et la Vision, il ne leur est en rien identifiable ni subordonné puisque se découvrant à lui-même sa propre cause ». En vertu du principe énoncé à cet instant qu’« avant tout chose était l’Écrit », dans cette nouvelle configuration, celui-ci tiendrait alors la place du Père ; et la Parole celle du Fils (le Christ par sa parole étant venu « réaliser et accomplir les Écritures ») ; à l’égal du Saint-Esprit, la Vision enfin découlerait de l’interaction des deux premiers, la parfaite adéquation de la Parole à l’Écrit ayant permis à Dieu de se rendre à ce moment « visible » aux hommes.
Voilà donc, et non sans une certaine confusion, la définition que Duadan de Groix donne de l’imaginaire, qui est « une des puissances supérieures de l’âme ». Certes, poursuit-il dans une sorte d’appendice, il a pu y avoir de grands prophètes qui ont perdu la vue comme il a pu y avoir, tel Homère, des poètes aveugles, mais c’est parce que les uns comme les autres restaient cantonnés dans la sphère (« l’orbe ») de la parole. Or chanter ou dicter, dit-il, n’est point écrire. Un écrivain d’ailleurs cesse d’être tel dès qu’il perd l’usage de ses yeux : l’univers auquel il est susceptible de donner naissance ne subsiste ni ne préexiste en lui, et même n’a nulle consistance, en dehors de cette contingence purement matérielle qui consiste à commencer de traces des mots sur une feuille. L’incandescence où se fomente la vision ne tient, hélas, qu’à cela. Et son corps, lui-même pur instrument, n’est que le lieu de cette « nouvelle incarnation », là où toutes les puissances de l’imaginaire fondent à l’instant sur lui. Parfois, cela le « transfigure », le plus souvent — mais c’est peut être la même chose — cela le rend comme transparent, indifférent à toute réalité. Le « voir » de l’écrivain apparaît donc d’un autre ordre que celui du peintre en ce sens qu’étant au centre de son propre éblouissement il récuse les contours de la vision commune, qui n’est pas pour lui circonscriptible , comme peut l’être n’importe quelle image. Les formes de ce qui se diffuse et de ce qu’il perçoit à travers lui restent flottantes parce qu’il n’a jamais affaire qu’à l’indéterminé du langage. Cette vision « autre », immanente même à la pratique qui la provoque, n’est pas pour autant dépendante de la nature des mots qu’il trace ni non plus de leur sens, mais de la réalité de leur tracé, ce cette façon tout autonome qu’ils ont de s’appeler et de surgir, bref, de percer son corps de part en part comme le feraient les stigmates.
Cette argumentation cependant ne semble pas lui apporter toute satisfaction. Ce qui conduit Duadan de Groix, à partir d’une distinction déjà établie par Socrate, à s’interroger sur les rapports entre la parole et l’écrit ; et d’en déduire que l’écrit possède le privilège de conjuguer dans le même espace les pouvoirs de la parole et ceux de la vue, puisqu’il « donne corps » sous forme de lettres à la première, en une opération qui ne peut s’accomplir que sous le contrôle de la seconde. Mais si l’écrit participe en effet des deux, il n’a bientôt plus rien en commun avec elles. Sans plus s’embarrasser de détails, et toujours sur le modèle de la Sainte Trinité, ce moine affirme que « si l’Écrit a partie liée avec la Parole et la Vision, il ne leur est en rien identifiable ni subordonné puisque se découvrant à lui-même sa propre cause ». En vertu du principe énoncé à cet instant qu’« avant tout chose était l’Écrit », dans cette nouvelle configuration, celui-ci tiendrait alors la place du Père ; et la Parole celle du Fils (le Christ par sa parole étant venu « réaliser et accomplir les Écritures ») ; à l’égal du Saint-Esprit, la Vision enfin découlerait de l’interaction des deux premiers, la parfaite adéquation de la Parole à l’Écrit ayant permis à Dieu de se rendre à ce moment « visible » aux hommes.
Voilà donc, et non sans une certaine confusion, la définition que Duadan de Groix donne de l’imaginaire, qui est « une des puissances supérieures de l’âme ». Certes, poursuit-il dans une sorte d’appendice, il a pu y avoir de grands prophètes qui ont perdu la vue comme il a pu y avoir, tel Homère, des poètes aveugles, mais c’est parce que les uns comme les autres restaient cantonnés dans la sphère (« l’orbe ») de la parole. Or chanter ou dicter, dit-il, n’est point écrire. Un écrivain d’ailleurs cesse d’être tel dès qu’il perd l’usage de ses yeux : l’univers auquel il est susceptible de donner naissance ne subsiste ni ne préexiste en lui, et même n’a nulle consistance, en dehors de cette contingence purement matérielle qui consiste à commencer de traces des mots sur une feuille. L’incandescence où se fomente la vision ne tient, hélas, qu’à cela. Et son corps, lui-même pur instrument, n’est que le lieu de cette « nouvelle incarnation », là où toutes les puissances de l’imaginaire fondent à l’instant sur lui. Parfois, cela le « transfigure », le plus souvent — mais c’est peut être la même chose — cela le rend comme transparent, indifférent à toute réalité. Le « voir » de l’écrivain apparaît donc d’un autre ordre que celui du peintre en ce sens qu’étant au centre de son propre éblouissement il récuse les contours de la vision commune, qui n’est pas pour lui circonscriptible , comme peut l’être n’importe quelle image. Les formes de ce qui se diffuse et de ce qu’il perçoit à travers lui restent flottantes parce qu’il n’a jamais affaire qu’à l’indéterminé du langage. Cette vision « autre », immanente même à la pratique qui la provoque, n’est pas pour autant dépendante de la nature des mots qu’il trace ni non plus de leur sens, mais de la réalité de leur tracé, ce cette façon tout autonome qu’ils ont de s’appeler et de surgir, bref, de percer son corps de part en part comme le feraient les stigmates.
Alain Nadaud : L’iconoclaste (1989)
Ed. Quai Voltaire, pp. 371-373
dimanche 27 décembre 2015
etc.
Au moment où, sous les acclamations du peuple et les vivats
répétés des factions, nous achevions de faire le tour de l’Hippodrome, j’ai
noté qu’ils étaient finalement tous là, en plus ou moins bon ordre, à tenter de
faire bonne figure ; j’en reconnus quelques uns au passage : le
Praepositus sacri cubiculi ou Grand Chambellan, suivi de ses cubicularii, le
Drongaire de la flotte qui avait gardé avec lui son diptyque d’ivoire, le grand
Chartulaire de l’encrier, le Parathalassite, le Grand Stratopédarque, le
Deutéros du Palais sacré, accompagné du Protovestiaire, l’Orphanotrophe, le
Grand Mécanothrope, le Protospathaire de la fontaine, le Grand Pappias, l’illustre
Skeriophylax, le Grand Hippochondriaque, le Domestique des Scholes, le
Stratarque de l’armée, reconnaissable à sa broche armoriée, le Sacellaire
général, L’Anthypatrol, le Préposé au Sakellion, l’Éparque de Constantinople,
le Grand Styphanophobe, l’Économe en chef, l’Hyperperilampros, le Grand
Heschogryphe, le Logothète des troupeaux, marchant de concert avec celui du
drome, le Grand Stratiosaure, le Parakimomène, chef des Kitonites, le Grand
Chartophylax, le Silentium muntiare, avec sa verge d’or, le Nomophylax, le
Grand Ichtiophysar, l’Arthémiarque de Thrace, le Protosébaste, le Basileopator,
le Grand Thrépanodon , l’Archonte de Lausiakos, etc.
Alain Nadaud : L’Iconoclaste (1989)
Ed. Quai Voltaire, p. 122
Alain Nadaud : L’Iconoclaste (1989)
Ed. Quai Voltaire, p. 122
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