vendredi 21 octobre 2016

Parler comme à des brutes...

« — Pauvres fous, se disait Vendredeuil, que ceux qui croient que la prochaine révolution, cette révolution fatale pourtant, sera un grand mouvement de transformation sociale. Mais l’argent a déjà prouvé, et prouve tous les jours, l’inanité des conceptions socialistes, l’absurdité des théories des soi-disant réformateurs… Tous les systèmes et toutes les doctrines, sauf une, sont jugés par lui, à l’heure qu’il est, et condamnés — heureusement. — L’égalité des collectivistes rouges, la fraternité des socialistes chrétiens, toutes les égalités et fraternités possibles ? Ah ! non, alors… Et d’abord, que voulez-vous lui faire, rénovateurs, à cette Société ? La renverser selon la formule. Bon ; et sans lui faire trop de mal n’est-ce pas ? Parce que, si vous étiez brutaux, vous risqueriez de faire disparaître les quelques fragments d’Idéal dont le peuple ne peut plus guère se passer, soyez-en sûrs — et grâce à vous.
Et puis ? Mettre quelque chose à sa place, naturellement.  Ce quelque chose ne peut valoir un peu mieux que ce qui existe qu’à une seule condition : c’est que ce soit une hiérarchie sévère avec, au sommet, une aristocratie basée sur l’Argent. Vous rêvez autre chose ? Eh bien, il faut en prendre votre parti, voyez-vous, et la laisser manger tout doucement par le vieux chancre d’imbécillité qui la ronge, cette Société, jusqu’au jour où tout finira ; et, surtout, ne pas vous figurer que vous avez à recommencer 89, à préparer, par l’Idée, une Révolution. Car cette révolution se fera brutalement, sauvagement, en dehors de tout concept, narguant vos prévisions et bafouant vos systèmes. Et ce ne sera même point, s’il faut tout dire, une Révolution : ce sera une Destruction…
Vous comptez sur la misère pour faire accepter vos théories, d’abord, et les appliquer ensuite. Vous avez tort. Elle est grande, la misère, c’est vrai ; seulement, la misère actuelle, ce n’est plus l’ancienne misère. L’Argent aussi l’a transformée. Ce n’est plus la misère soudaine, imprévue, avec ses à-coups, ses hauts et ses bas ; c’est la misère lente, mathématiquement réglée par les exploiteurs et réglementée dogmatiquement par les agitateurs platoniques, la misère qui discute ses droits et qui vote, la misère qui croit savoir et qui se regarde souffrir — qui, par conséquent, n’agira pas. — elle n’est plus dirigeable, cette misère-là. Elle a trop d’envie — et trop d’orgueil. — Elle n’a plus de cœur et fait semblant d’avoir un cerveau. Comme si le raisonnement pouvait encore être un levier, on ne parle plus aux souffrants : on leur démontre… Pour les soulever, à présent, il ne faudra plus, comme à des disciples, leur démontrer. Il faudra leur parler, simplement, comme à des brutes — lorsque le jour sera venu — de la possibilité de détruire… »
 
Georges Darien : Les pharisiens (1891)

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